55
La nuit de Noël avait été calme. Pas de meurtres ni de vols spectaculaires, seulement quelques cas d’ivrognerie sur la voie publique et deux accidents de calèche. Le poste de police de Piccadilly reprenait le travail au ralenti, et les agents en service appréciaient les brioches offertes par Higgins.
Deux gentlemen au superbe haut-de-forme se présentèrent au sergent de garde. L’un avait le nez pointu, l’autre une barbe rousse.
— Nous désirons voir l’inspecteur-chef Higgins, dit Nez pointu, cassant.
— Il travaille.
— C’est urgent. Très urgent.
— J’ai reçu l’ordre de ne pas le déranger. Revenez demain.
— Vous comprenez mal, sergent, intervint Barbe rousse, à la voix grasseyante. Nous avons également des ordres, supérieurs aux vôtres. Si vous souhaitez garder votre emploi, allez chercher Higgins.
Intimidé et prudent, le policier quitta son poste et emprunta le couloir menant au bureau de l’inspecteur-chef. Après une ultime hésitation, il frappa et entra.
— Deux officiels vous demandent, annonça-t-il.
Higgins étudiait des schémas, tirait des traits, gommait des mots, traçait des cercles autour de certains noms.
— Je suis occupé.
— Ça m’a l’air sérieux, insista le sergent. Des types genre ministère, vous voyez ?
Intrigué, Higgins rangea les documents, sortit du bureau et découvrit les deux personnages, froids et dédaigneux.
— Veuillez avoir l’obligeance de nous suivre, inspecteur, demanda Nez pointu.
— Pourrais-je connaître vos identités, messieurs ?
— Désolé, notre mission est confidentielle.
— Pourquoi devrais-je suivre des inconnus ?
— Ordre du délégué à la Sécurité.
— Ah, ce cher Soulina ! Comment se porte-t-il ?
Les deux envoyés demeurèrent muets.
— À quelle adresse nous rendons-nous ?
— Désolé, répondit Barbe rousse, c’est confidentiel.
— Un instant, je prends mon manteau et mon chapeau. Sergent, vous nous accompagnez.
— Hors de question ! protesta Nez pointu. Notre démarche est…
— Confidentielle, je sais. Je m’estime néanmoins en droit de prendre certaines précautions. Lorsque l’on traite une affaire criminelle complexe, des accidents stupides peuvent l’interrompre.
— Vous n’imaginez pas…
— Le sergent m’accompagne, messieurs.
Nez pointu et Barbe rousse se concertèrent du regard.
— Entendu, accepta le premier.
Une calèche assez confortable emmena le quatuor à Adam Street. Higgins reconnut l’immeuble à la façade austère à laquelle les pilastres et les colonnes donnaient un aspect pompeux.
Nez pointu et Barbe rousse accompagnèrent l’inspecteur-chef et le sergent jusqu’à la porte qui s’ouvrit à leur approche.
Un portier armé s’avança.
— Vous m’attendez ici, demanda Higgins au sergent avant de franchir le seuil.
L’intérieur de cette résidence d’État avait beaucoup changé. Tableaux représentant des hommes politiques, bouquets de fleurs séchées et statuettes de bronze à l’effigie des empereurs romains affirmaient la dignité des lieux.
L’inspecteur-chef monta au premier étage. La porte du bureau de Peter Soulina était ouverte. Là aussi, changement de décor. Le secrétaire en loupe de noyer n’avait pas bougé, mais tapisseries, rideaux de velours et mobilier en bois d’ébène rendaient la pièce plutôt théâtrale.
Vêtu de sombre, face à une fenêtre, le délégué à la Sécurité avait la raideur d’une statue.
— Entrez, inspecteur, et fermez la porte.
Peter Soulina se retourna.
— J’espérais ne pas vous revoir, Higgins. Hélas ! les circonstances m’y obligent.
— Navré de troubler ce jour de fête.
— Un bon serviteur du royaume ne prend pas de congés. Asseyons-nous.
Mains à plat sur son bureau, Soulina peinait à contenir son irritation.
— Êtes-vous fier des résultats de votre enquête, inspecteur ?
— Suis-je tenu de vous répondre ?
— Soyons clairs : fiasco total ! Pas d’arrestation, pas de charges solides, pas de suspect sérieux. À la suite de votre exploit, vous vous êtes assoupi. Votre manque de sérieux me consterne, et je le juge inadmissible. Faute de travail, vous avez commis une grave erreur en importunant de manière scandaleuse une personnalité de premier plan.
— Évoquez-vous Francis Carmick ?
— Cette démarche insensée déshonore notre police et met en lumière votre incompétence. Francis Carmick a eu le courage de s’en plaindre auprès du Premier Ministre, lequel m’a alerté. Qu’est-ce qui vous a pris, inspecteur ? Vous avez perdu tout sens commun en vous attaquant à un futur ministre de Sa Majesté. Et n’essayez pas de me présenter vos excuses ! Un tel faux pas est impardonnable. Cette fois, Higgins, vous avez passé les bornes. Vu votre réputation et votre récente action d’éclat, je ne peux malheureusement imposer une sanction méritée. En conséquence, j’ai décidé de vous envoyer à la retraite et je vous conseille d’accepter. Votre honneur sera sauf, et nous éviterons d’autres dérapages.
— Et l’enquête ?
— Elle ne vous concerne plus.
Higgins se leva.
— Auriez-vous oublié Littlewood ?
— Il est mort, inspecteur !
— C’est vous qui commettez une grave erreur, monsieur Soulina.
— Votre opinion n’a aucune importance. La sécurité du roi est assurée par d’authentiques professionnels, conscients de leurs responsabilités. Et nous briserons les misérables trublions de l’East End sans avoir besoin de vos dérisoires conseils.
— Vous vous exposez à de lourdes déconvenues. Littlewood est bien vivant et prépare un nouveau plan de combat.
— Vos divagations ne m’intéressent pas, inspecteur. Je suis chargé de la réorganisation de nos forces de police et, si des révolutionnaires commettaient la folie de s’attaquer à la monarchie, ils seraient vite écrasés. Votre Scotland Yard verra le jour, mais vous n’en ferez même pas partie.
S’emparant d’un coupe-papier, Peter Soulina s’occupa de son courrier.
— La lenteur de mon enquête était volontaire, indiqua Higgins. Rassembler les morceaux du puzzle et contraindre un fauve redoutable à sortir de sa tanière exigeaient patience et méthode. J’étais sur le point d’obtenir des résultats et j’aimerais terminer mon travail.
— Refusé. Vous êtes définitivement exclu de toute enquête et vous ne sortirez plus de votre résidence campagnarde. L’air y est très sain, les activités variées. Vous êtes un homme d’autrefois, notre monde vous dépasse. Goûtez une retraite tranquille et ne vous souciez pas de criminels que vous ne parvenez pas à identifier.
— Je vous prie de transmettre mes notes et mes conclusions à mon successeur. Elles lui permettront d’apprécier l’ampleur de l’affaire et de prendre les initiatives nécessaires.
Higgins proposa à Soulina trois petits carnets noirs en moleskine. Le haut fonctionnaire consentit à lever les yeux.
— Gardez-les. Ma nouvelle équipe d’inspecteurs n’aura pas de temps à perdre. Abandonnez ces inepties au fond de votre grenier ou, mieux encore, brûlez-les.
— Il s’agit de faits, non d’hypothèses.
Le délégué à la Sécurité se leva à son tour.
— Votre insistance me déplaît, Higgins. Et me déplaire, c’est contrarier le Premier Ministre Castlereagh. En m’humiliant et en ne suivant pas la voie hiérarchique, vous avez offensé le gouvernement de Sa Majesté. Surtout, ne cédez pas à votre légendaire entêtement et n’essayez pas de poursuivre votre enquête. En ce cas, je vous promets les pires ennuis. Votre carrière est terminée et vous partez immédiatement à la retraite.
Higgins remit les trois carnets dans la poche de son manteau.
Le regard qu’il jeta à Peter Soulina mit mal à l’aise le haut fonctionnaire.
— Nous ne vous ôtons pas votre décoration, précisa-t-il, et nous ne commenterons pas votre échec. Réjouissez-vous de notre mansuétude et appréciez votre bonne fortune.
— C’est bizarre, estima l’ex-inspecteur-chef, observant son interlocuteur comme s’il découvrait un phénomène inhabituel.
— Que trouvez-vous bizarre ?
— Je vais revoir certaines de mes conclusions. Ne seriez-vous pas entré au service du crime ?
Peter Soulina s’empourpra.
— Sortez, Higgins ! Et ne réapparaissez jamais devant moi !